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La fusée anglaise fut dirigée de telle sorte qu’au lieu de s’écraser sur la Lune, elle se mit à tourner autour. Prise à la fin de son parcours entre l’attraction sélénienne et la force répulsive de ses moteurs, elle devint satellite du satellite de la Terre. Elle avait du carburant pour une bonne année. Après, on ne savait pas très bien ce qu’elle deviendrait, si elle continuerait sa ronde pendant des lustres et des siècles, jusqu’à ce que, déboulonnée, usée par son propre contact, elle se répandît en fragmenticules astéroïdiens. Ou si elle tomberait à son tour dans quelque cratère.

En attendant, elle allait servir à explorer la surface lunaire. À peine son premier circuit entamé, des trappes s’ouvrirent dans son ventre, et des treuils déroulèrent des filins qui portaient suspendus à leur extrémité des caméras émettrices de télécinéma, des microphones, des spectrographes, des baromètres, des thermomètres, des analyseurs de poussière, des pièges à ondes et à molécules, des avaleurs de vent, et une grande quantité de toutes sortes d’appareils qui se mirent à envoyer aux laboratoires terrestres de trépidants renseignements.

La fusée poursuivit ainsi sa course, traînant au-dessous d’elle ces fils de la vierge et leurs araignes. Le comité de savants et de techniciens qui, de Moontown, avait procédé à son envoi, continuait de guider son vol par télécommande. Jour après jour, il la fit se promener autour de la Lune, en méridien, en parallèle, en oblique, en spirale. Des savants spécialistes scrutaient les écrans. Des appareils enregistraient les images pour les transformer directement en cartes d’état-major.

La première chose qu’on apprit, ce fut que la Lune était ronde. La grande foule des ignorants n’en avait jamais douté, mais pour les savants, c’était la fin d’une longue querelle. La Lune, en effet, montre toujours aux hommes sa même moitié, et depuis la plus haute antiquité, les astronomes avaient émis les hypothèses les plus diverses et les plus scientifiques quant à la forme de sa deuxième face. Les uns la prétendaient pointue ou conique, d’autres concave, certains plate ou en forme du petit bout de l’œuf. Les images envoyées par les télécaméras permirent de constater que la deuxième moitié de la Lune était en tout point semblable à sa première.

Quelle était la nature exacte du sol lunaire ? Les savants de Moontown et leurs confrères de Russie, d’Amérique, de Chine, d’Europe, qui scrutaient les images des écrans et les graphiques des instruments récepteurs, n’en savaient guère plus long sur ce point que leurs ancêtres à télescopes. Les télécaméras envoyaient l’image de roches roussâtres et d’une terre un peu plus claire, qui semblait poussiéreuse. Le tout figé, animé seulement de frémissements d’ombres, de reflets furtifs, d’étincellements sur des surfaces polies.

Le poste émetteur de télécinéma de Moontown et celui d’Hollywood projetaient pour la Terre entière les images de la Lune. Chaque récepteur individuel pouvait les capter, et, dans les salles spécialisées, des foules venaient assister à leur déroulement.

En vain, les yeux cherchaient-ils à déceler, dans ce défilé rapide, des traces de vie. Nulle forme animale ou végétale ne venait rompre la grandeur et l’horreur de ces entassements minéraux.

Mais ce que les yeux n’auraient su apercevoir, certaines imaginations l’inventaient. En vérité, bien peu d’hommes savent voir simplement ce qui passe devant eux sans y superposer ce qui se passe dans leur tête. Des adolescents tardifs apercevaient dans les vallées de la Lune des bacchantes quadragénaires, grasses et nues, soutenant de leurs mains leurs seins lourds, agitant des croupes roses. Des vieilles filles criaient et montraient du doigt des tarzans impudiques prêts à l’agression. Les jeunes vierges voyaient rôder dans l’ombre des rochers des loups aux dents aiguës. Les esprits les plus raisonnables affirmaient avoir reconnu un éléphant, une maison, un carré de laitues, un escargot, une flaque d’eau, un chat, un vol de sauterelles, une courge. Des monstres innombrables surgissaient des cerveaux : tarasques, mandragores, plésiosaures, licornes, centaures, pégases, dragons, hydres, griffons, cornus, volants, rampants, sans tête, bicéphales, cuirassés, hérissés, vermiformes, pansus, anguleux, sphériques, épandus, tendant vingt bras, courant sur cent pieds, roulant sautant les monts, forant le sol, mangeant les rocs, crachant le feu, clignant de l’œil, tirant la langue, grimaçant, souriant, allaitant, urinant, coïtant, reposant, digérant, accouchant…

À chaque nouvelle découverte, des savants de toutes catégories se jetaient au visage des masses d’arguments pour ou contre. Les économistes évaluaient les possibilités de consommation des dragons à douze têtes.

L’examen objectif des clichés ne montrait dans tout cela que poussière et enfantement de l’esprit.

Dès qu’ils sortaient, les hommes, poursuivant leur quête, levaient les yeux au ciel pour y chercher la Lune. Ils cessaient de marcher en regardant leurs pieds, ils cessaient de penser à la poussière et à la boue, aux trous de leurs chaussettes, à leurs varices, à leur fatigue. Ils levaient la tête, ils voyaient le ciel, le bleu ou le gris du ciel, le peuple des étoiles que certains n’avaient jamais pensé à regarder. Ils oubliaient leurs soucis, ils levaient la tête et, sans le vouloir, redressaient leur colonne vertébrale, effaçaient leurs épaules, gonflaient leur poitrine. Leurs poumons se développaient, leur estomac s’allégeait, leur cœur battait à l’aise. Quand ils se regardaient ensuite les uns les autres, c’était avec des yeux tout nettoyés par l’espace.

Le diable l’emporte
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